Rando-roller
« Vous venez à la rando roller de dimanche prochain ? »
Ma fille pose cette question et
spontanément je réponds positivement. Orgueil de « père », de
« mâle », « d’être vivant » prêt à relever tous les défis
qui se présentent. Adonc, nous fûmes, mon épouse et moi-même, au rendez-vous de
la rando-roller, ce dimanche 11 avril 2010. C’est curieux cette nervosité avec
laquelle je pris mon déjeuner. Il est vrai que, invités la veille chez des amis
nous nous couchâmes à 2 h 30 du matin et la perspective de chausser les rollers
à 14 h 30, insidieusement devait me travailler.
Ainsi, fier comme un chevalier de
la table ronde, j’arrive avec mon épouse place de la Bastille, après que nous eûmes devisé longuement, tout le temps du voyage sur les risques et efforts que ce
« divertissement » allait demander. Au cours du voyage, quelques
silences respectés de part et d’autres, permettaient à chacun de nous de
retourner à ses affres personnelles et de leur filer une correction.
Chaussage (?), enfilage des
protections. Important les protections quand une espèce d’inquiétude vous
taraude les tripes. Tout va bien aller, c’est sûr (au moment où j’écris cela
j’émets un soupir de soulagement). Rassemblement sur le tarmac (qu’est-ce que
je raconte moi). D’un seul coup d’un seul la masse humaine agglomérée devant
moi se met en mouvement. J’ai mal. Où ça ? Au devant du mollet, c’est sûr
je n’arriverais pas à faire 100 m. Et puis, ils sont tous là, autour de moi,
apparemment détendus, sûrs d’eux, se mettant en mouvement, sans angoisse,
souriants. C’est le moment où je tords le cou à la mienne, « mon pote tu y
es, tu y vas ! ».
Cinquante mètres plus loin,
premier regroupement, ça ralentit et on s’arrête. « Ah, c’est cool, si
c’est comme ça jusqu’au bout ». Mais immédiatement je me dis que ce ne
sera pas le cas, ça peut pas être aussi calme pendant 20 kms. Je pense à vil
coyote dans un dessin animé qui remonte sa poitrine et se lance à la poursuite
de Bip-bip. Une épreuve n’est jamais insurmontable avant de l’avoir affrontée,
alors affronte là et….
Pont d’Austerlitz, le jour de
Paris-Roubaix, l’épreuve des pavés, même les rollers expérimentés sont mal à
l’aise. Certains se vautrent par terre, mais la fierté aidant (ou la honte, je
ne saurais dire) se relèvent rapidement. Est-ce un champ de mines, ce n’est
qu’une série d’explosions sous les pieds qui renvoient une jambe vers
l’arrière, l’autre sur le côté. « Tiens une pièce de cinq centimes ».
Pas le temps de me baisser pour la ramasser, d’ailleurs cette pensée me parait
futile, tellement je suis accaparé pour rétablir un minimum d’équilibre. Tout
d’un coup, à quelques mètres devant moi, cinq ou 8, peut-être, j’aperçois la
surface lisse du bitume. La frénésie du naufragé s’empare de moi et je nage
(pas facile avec des rollers) frénétiquement jusqu’à la grève reposante. Ouf,
je reprends un rythme de patinage plus serein, puis allègrement entreprends la
montée du boulevard de l’Hôpital. Au bout de quelques mètres, cette sérénité
redevient plus laborieuse et me ramène à une autre réalité : il reste du
chemin à faire en restant sur ses pattes. Alors revient sur terre et reste
concentré.
Heureusement, nous bifurquons à
droite pour emprunter le boulevard Saint Marcel puis de Port Royal, qui sont
assez bien carrossés et en légère descente. C’est long, et cela permet d’essayer
quelques fantaisies, un peu de vitesse. Quelques trous dans la chaussée
m’interpellent et m’invitent à la prudence. A ce moment je me sens bien chaud,
à moitié en confiance (parce que j’ai compris qu’il fallait rester vigilant).
La tête se redresse et le regard est plus vers l’avant. Quelle surprise de
constater que nous arrivons à hauteur de la gare Montparnasse. J’ose avouer que
j’éprouve une certaine fierté, lorsque j’entends un type derrière moi annoncer
à son voisin que nous n’avons pas encore fait la moitié de la moitié du chemin.
Comme quoi on peut vous faire perdre vos illusions en un instant. Curieusement
je ne me décourage pas, même que je me sens ragaillardi.
Le rêve c’est la descente de la
rue de Rennes, quand l’air frais fouette le visage, que personne ne ralentit.
L’impression de maîtrise est totale, avec quelques petits rappels à l’ordre,
notamment quand un « bon » me fait une queue de poisson, poursuivi
par trois autres compères. J’oserais dire que la rue de Rennes est reposante.
Je n’irais pas demander aux riverains leurs avis, surtout dans la journée, en
semaine. Un autre regroupement nous prépare à aborder le boulevard Saint
Germain, tout d’un coup c’est le rush. Nous sommes tous propulsés sur cette
avenue. Je sens comme une hystérie collective, c’est peut-être une simple
projection de ma part provoquée par l’adrénaline. Beaucoup de monde sur les
trottoirs en cet après-midi ensoleillé. Pour l’instant je ne vois pas la
foule, puis je me retrouve isolé dans un trou de la « rando », au
moment même où je passe le carrefour du boulevard Saint Germain avec celui du
boulevard Saint Michel. La masse des promeneurs est retenue sur les trottoirs
par les membres du service de sécurité. Je me sens traversé par des centaines
de regards curieux, amusés. Dans l’attente d’une chute ? Je n’ai pas envie
d’endosser ce « rôlle », je me concentre et accélère pour recoller au
groupe devant moi : putain d’orgueil.
Un peu plus loin un monsieur fort
aimable nous donne des conseils pour s’arrêter. C’est une bonne idée, jusqu’à
maintenant je ne m’étais pas tellement occupé de cet aspect. Avancer le pied
droit, baisser les fesses, redresser le talon, compenser avec les épaules. OK
pour la théorie, en pratique c’est pas encore ça. Je verrai plus tard, la rando
repart.
On arrive sur le quai Saint
Bernard pour rejoindre le pont d’Austerlitz, la voie de droite que nous
empruntons est étroite, plus de mille personnes qui s’écoulent sur une chaussée
de 4 mètres de large c’est dense. Nous sommes aux coudes à coudes. Celui qui me
précède patine, à peine un mètre devant moi, je sens le souffle très proche de
celui qui me suit. J’ai le regard bas, je ne vois pas la Seine, ni l’institut
du Monde Arabe, ni le Jardin des Plantes. Surgit à ma conscience la pensée que
la « rando » est un bon moyen de découvrir Paris. Pas cette fois, il
faudra attendre d’être plus à l’aise.
Nous voilà de nouveau sur la
place Valhubert, pour traverser la zone pavée. Quelqu’un crie « chacun
pour soi », un autre donne le conseil « surtout ne pas ralentir,
passe à fond ». Je n’avais pas imaginé un seul instant de m’occuper de
quelqu’un d’autre aussi je ne me sentais pas concerné par la première
interpellation. La seconde me paraissait plus judicieuse, vu le ton affirmé
avec lequel elle avait été énoncée. Arrivé à un certain stade les dires des
autres n’ont aucune signification, seule sa propre expérience compte. Et je me
rends compte que l’expérience c’est d’improviser à chaque seconde devant
l’inconnu. Et à cet endroit chaque pavé est une seconde, et il y en a un sacré
paquet.
Je me coucherais bien par terre
et ne bougerais plus en attendant qu’on vienne me relever. Il y a toujours
quelqu’un prêt à en relever un autre. C’est étonnant l’esprit de solidarité qui
se réveille instantanément dés d’une personne fait une chute ou éprouve des
difficultés. Y a-t-il un « esprit rando » ? Question à explorer
plus tard.
A l’issue d’une éternité apparait
dans mon horizon, à plusieurs encablures tout de même, une zone bitumée, la
même que celle du premier passage. Ah j’oubliais, j’ai revu la pièce de cinq
centimes au milieu de la mer déchaînée. Je ressens l’espoir du naufragé apercevant un
« terre », qui va puiser au fond de son être les ultimes ressources
pour nager et atteindre ce but.
Quelques dizaines de mètres sur
le plat et un arrêt de regroupement pour se remettre de ses émotions. C’est
curieux nous repartons sur le boulevard de l’Hôpital. Mais nous ne tournons pas
à droite sur Saint Marcel, et continuons tout droit dans la montée. Je trouve
mon rythme et me mets à patiner d’un pas allégrement lourd. Surtout quand je
vois un type avec une poussette qui arrive à ma hauteur et me dépasse sans
hésitation. Il est très fort me dis-je. Oh surprise ce n’est pas lui qui patine
c’est un autre type qui les pousse tous les deux, le « papa »
(j’imagine) et la poussette de l’enfant. Encore la fierté, je me mets à
accélérer et ça dure, ça dure, je m’accroche, « nom de dieu quelle est
longue cette montée ». Les bras sont mis en l’air devant, on va s’arrêter,
ouf. Regroupement.
On repart tranquillement en
descente vers le métro que l’on longe jusqu’à la zone de pause, rue du Docteur
Flamand. J’entends un piéton, arrêté par la sécurité sur un passage clouté, qui
gueule parce qu’il est pressé et qu’il n’a pas le temps d’attendre que passent
les mille deux cents connards pour continuer sa route. Un membre du staff lui
jette à la figure « nous avons un arrêté préfectoral ». J’éprouve une
étrange impression paradoxale d’être un privilégié égoïste et le respect que je
porte à l’autre. La montée suivante me ramène à la difficile réalité. Pourtant
elle est courte cette dernière montée, je me sens épuisé. Encore quelques longueurs
puis nous tournons à gauche, le flot ralentit puis s’éclate, les uns et les
autres s’assoient sur les bordures de trottoirs. Une rumeur circule de groupe
en groupe « c’est la pause ». Le nageur désespéré à atteint son ile.
Je déchausse. Est-ce qu’inconsciemment
j’ai déjà décidé que je n’irai pas plus loin ? Lorsque mon épouse me
propose d’arrêter je réponds oui sans hésiter. Fier d’avoir fait ces dix
premiers kilomètres. Comme dirait le monsieur derrière moi tout à l’heure
« la moitié du tout ».
Il me faut un long temps avant de retrouver la sensation de la marche en chaussures de ville. Les muscles commencent à se refroidir, puis l’interminable période de courbatures commence à se répandre dans mon corps. Mais que la douleur est douce lorsqu’on est allé jusqu’au bout (ou presque) de ses limites. L’addiction est là, à quand la prochaine ?